À travers une série de portraits intimes, la photographe Emeline Sauser donne la parole à celles et ceux qui, après avoir traversé des épreuves, cherchent à s’en sortir et trouvent refuge – en eux-mêmes, chez les autres, dans un lieu. « L’après tempête ». Ce projet photographique, à la fois documentaire et profondément humain, est une série de chapitres nés de rencontres imprévues, d’histoires partagées, de fragments de vie confiés à son objectif. Refuges explore ces lieux visibles ou invisibles où l’on se reconstruit après l’épreuve.
Découvrez ce projet photographique à travers les mots de la photographe Emeline Sauser.
Naissance d'une vocation
Avant de débuter le projet photographique « Refuges » , Emeline Sauser a suivi différents chemins. Elle est issue d’un parcours littéraire (hypokhâgne, khâgne, et licence d’histoire qu’elle termine au Chili). « Rien à voir avec la photo » explique-t-elle. Pourtant, une graine est déjà là, tapie dans son intérêt pour les expositions photo et les livres de photographie documentaire.
Elle débute réellement la photographie en achetant son premier appareil photo numérique d’occasion, un « vieux Nikon ». Désireuse d’aller plus loin, elle envoie une candidature spontanée à Caravan Magazine, un magazine dédié à la photographie documentaire et au reportage en Inde. Sans réponse, Emeline prend la décision de tenter le tout pour le tout et s’envole pour l’Inde.
Sur place, une éditrice accepte de la rencontrer et lui offre une première opportunité. Emeline va alors vivre une expérience de terrain dans un contexte particulièrement difficile. À cette période (janvier 2019), des soulèvements populaires ont lieu à New Delhi et dans toute l’Inde en réponse à une loi anti-musulmans qui divise alors le pays entre musulmans et hindouistes. En couvrant ce sujet, Emeline comprend qu’elle ne souhaite pas poursuivre dans le reportage d’actualité. Ce qu’elle cherche, c’est une proximité, une écoute, une narration au long cours. “Les émotions, c’est universel”, dit-elle, et c’est précisément ce qu’elle veut photographier.
« Suite à cette expérience, j’ai un peu compris que je ne voulais pas faire du reportage très loin. En fait, je débarquais dans un pays où je ne parlais pas la langue, je ne comprenais pas la culture, je n’avais pas les bases nécessaires pour bien faire le job. Et ensuite, je me suis rendue compte que je voulais faire des choses en France, plus intimes, plus universelles, moins du reportage au sens où je l’entends. » – Emeline Sauser
Refuges, un projet photographique au long cours
En intégrant l’EMI-CFD, formation professionnalisante en photographie reportage et documentaire à Paris, Emeline développe et affine son approche de la photographie. Durant cette formation de huit mois, les étudiants participent à une semaine « hors les murs » où chacun doit trouver son sujet personnel dans une ville commune au groupe. Pour Emeline et sa promo, la ville imposée est Brest. Lors de cette semaine, Emeline rencontre par hasard Adèle, une jeune fille à la rue qui souhaite s’en sortir. Cette rencontre deviendra le premier chapitre de son projet Refuges.
« C’est cette rencontre avec Adèle qui m’a permis aussi de comprendre que c’était ça que je voulais faire, c’est-à-dire raconter la reconstruction, l’après. » – Emeline Sauser
Le projet Refuges débute donc pendant la formation et se construit petit à petit par la suite, lorsque Emeline intègre le mentorat de l’agence Vu’ grâce auquel elle obtient un accompagnement tant sur les questions de financement, de bourse etc. que sur l’axe photographique pour construire une narration, construire son projet.
C’est notamment grâce à des bourses et des prix qu’Emeline a pu se consacrer à temps plein à ce projet : la bourse Laurent Troude, la bourse Mark Grosset-SAIF, le Prix Canon avec le Student Development Programme, le Prix Mentor.
Le projet se structure par chapitres, chacun dédié à une personne ou un duo, rencontrés au gré du hasard, notamment grâce à de l’auto-stop.
« J’avais postulé en disant que je voulais continuer Refuges avec plusieurs chapitres. C’est durant cette année en mentorat, que j’ai aussi compris que je voulais continuer à faire de l’auto-stop en France, continuer avec cette question de rencontre au hasard. Parce que ça marche en fait. C’est-à-dire que si on se rend disponible et qu’on écoute les gens, beaucoup nous racontent leur vie et racontent des choses assez fortes. Et ça c’est fou. En faisant du stop et en prenant le temps dans les villes, je me suis rendue compte qu’il y a beaucoup de gens qui étaient hyper partants. » – Emeline Sauser
Chaque chapitre de Refuges se réalise en plusieurs mois.
Emeline retourne régulièrement voir les personnes photographiées, prend part à leur quotidien et crée une relation de confiance avec elles. Mais avant même de débuter le projet, il faut trouver ces personnes.
“C’est un équilibre fragile. Il faut que leur histoire soit actuelle, qu’ils soient disponibles, et que moi je le sois aussi. Et puis, il faut que ça matche, qu’on ait envie de continuer ensemble.” – Emeline Sauser
Malgré de nombreuses rencontres lui livrant des histoires personnelles, très peu peuvent faire partie intégrante du projet. Le critère principal consiste notamment à savoir si l’histoire racontée est actuelle ou non. Ensuite, Emeline doit s’assurer que la vie de ces personnes est actuellement stable et qu’il y a de la place pour ce projet dans leur vie.
« Je me rappelle d’une histoire où il y avait un monsieur qui était héroïnomane, entre autre, et qui avait accepté de faire partie du projet. Il voulait bien être photographié. Mais vu sa consommation qui était encore hyper présente dans sa vie, je n’arrivais pas à me faire une place dans sa vie. Il y a plein de choses comme ça, où les gens sont partants, moi je suis partante, mais il y a un manque de place et un manque de disponibilité. Et du coup je pense qu’il ne faut pas forcer. » – Emeline Sauser
Lors de ces rencontres, Emeline sait rapidement s’il sera possible ou non de travailler ensemble. Lorsque c’est le cas, elle passe énormément de temps avec les personnes qu’elle photographie. Une réelle relation de confiance s’installe, une certaine amitié également.
« Je pense qu’à la fin, je deviens un peu amie avec les gens que je photographie, à force de venir chez eux et qu’on se raconte nos vies… Je suis toujours la photographe pour les gens, mais ils m’invitent aux anniversaires, ce genre de choses… Cette relation est dure à mettre dans une case, car je serai toujours la photographe, je serai toujours extérieure je ne ferai jamais partie de la famille ou de leur vie parce que je finis toujours par partir. Mais à la fois on se raconte des choses quand même qui sont assez fortes et qui créent un lien. » – Emeline Sauser
Un processus créatif long et minutieux
Au cours de ces mois de prises de vue, des centaines voire des milliers d’images sont réalisées, pour seulement une dizaine de retenues au final. Une sélection drastique et réfléchie, afin conserver seulement des images parlantes. L’éditing et la sélection des images se fait en trois temps.
Premièrement, Emeline réalise un tri seule où elle conserve les images suffisamment fortes individuellement. Ensuite, elle partage sa sélection avec ses proches et des personnes du métier afin de réaliser une seconde sélection et d’obtenir un regard extérieur. Enfin, une ultime sélection est réalisée avec les personnes photographiées elles-mêmes, qui donnent leur avis sur les images sélectionnées et qui donnent leur accord sur leur place dans le projet.
Avec un sujet si personnel, Refuges interroge les limites de la photographie documentaire. Ici, la photographe se demande notamment que penseront les personnes photographiées de ces images dans quelques années ?
“Je me demande souvent ce que ces gens penseront des images dans deux ou trois ans”, confie Emeline. “Est-ce qu’ils voudront toujours que ça existe ?” Une interrogation constante sur la responsabilité du regard et sur le droit à l’oubli, qui traverse toute sa démarche. Consciente de ces questions, Emeline sait qu’il arrivera peut-être un jour où elle devrait supprimer des chapitres.
Refuges : évolution et suite
Grâce à la visibilité de plus en plus accrue du projet, Emeline a fait évoluer son processus créatif. Dernièrement, elle a mis de côté l’autostop pour tenter une nouvelle approche. Elle a mis en place un système de pancarte qu’elle utilise dans les villes. Avec cette approche, ce sont les gens qui viennent à elle naturellement. Emeline confie beaucoup aimer cette méthode, qui lui apporte une autre expérience que le stop.
Actuellement, et grâce à la pancarte, Emeline a rencontré Elodie et Romain ainsi que leurs 4 enfants. Il s’agit du dernier chapitre en cours de Refuges. Pour la suite, Emeline a des sujets en tête qu’elle souhaiterait aborder. Notamment la fin de vie, pour lequel elle n’a pas encore trouvé de personnes.
« Je cherche une dernière histoire sur la fin de vie cette fois. Je n’ai pas encore trouvé. J’aimerais beaucoup faire un chapitre de Refuges sur la fin de vie et trouver un couple (amical ou amoureux d’ailleurs), dont l’un des deux est en fin de vie et que du coup le refuge soit ce couple. J’aimerais beaucoup traiter la mort comme sujet. » – Emeline Sauser
Refuges sera exposé à Paris prochainement. Vous pourrez retrouver le projet et différents chapitres à l’occasion des Rencontres Photographiques du 10e (du 4 octobres au 10 novembres 2025) et lors des Rencontres Photographiques de Boulogne-Billancourt, dont le Prix de l’Intime RPBB x Photo Doc 2025 a été attribué à Emeline SAUSER pour son travail Refuges.