Qu’est-ce qui pousse une personne à photographier ? Le besoin de raconter, de capturer, de sublimer ? Pour Clara Delarue, la photographie devient bien plus qu’un simple médium et l’appareil photo plus qu’un simple outil ; c’est une réelle thérapie, un langage intime, une forme de résistance. L’artiste nous dévoile un regard sensible et poétique, s’épanouissant dans l’abstrait de ses compositions. On y retrouve des corps, des courbes, des instants éphémères et une douce mélancolie. Ses images ne cherchent pas à tout dire, mais à suggérer, à toucher sans imposer, à ouvrir un espace entre le visible et l’invisible.
Rencontre avec la photographe Clara Delarue à travers notre interview exclusive.
Vous dévoilez que la photographie est arrivée dans votre vie par le biais de votre formation de styliste dans un premier temps. Comment la photographie s'est-elle petit à petit installée dans votre quotidien ?
Après ma formation de styliste, le désir d’une indépendance créative s’est imposé à moi. Je ne voulais plus que mes collections soient uniquement interprétées à travers le regard d’autres personnes. C’est ainsi que j’ai décidé de suivre une formation approfondie en photographie. À cette époque, la photographie n’était pour moi qu’un moyen de mettre en valeur mes créations de mode.
Mais au milieu de la vingtaine, un événement bouleversant a marqué ma vie : la perte soudaine de mon père – celui-là même qui m’avait initiée à la photographie – m’a plongée dans une période de vulnérabilité psychique. À cette époque, je souffrais de crises de panique régulières, notamment dans des environnements bruyants, surpeuplés ou visuellement saturés.
C’est alors que j’ai pris conscience de la puissance que recèle la photographie. Regarder à travers l’objectif – en me concentrant sur une intention créative – m’a aidée à traverser cette période difficile. L’appareil photo est devenu un repère stabilisateur ; il m’a littéralement et symboliquement ramenée à l’extérieur, vers la vie.
Aujourd’hui, je ne souffre plus de ces crises. La photographie m’a profondément aidée à les surmonter. Elle est bien plus qu’un moyen d’expression artistique – elle est devenue une part essentielle de ma résilience personnelle et de mon bien-être retrouvé.
Pour quelle(s) raison(s) - artistiques ou autres - réalisez-vous des images partiellement ou totalement abstraites ?
Ce qui m’attire dans la photographie abstraite, c’est qu’elle échappe à une lecture immédiate et univoque. Il ne s’agit pas pour moi de montrer quelque chose de manière évidente, mais plutôt de rendre visibles des ambiances, des structures ou des mouvements.
L’abstraction ouvre un espace à l’interprétation : les spectateurs y projettent leurs propres pensées et émotions, et c’est précisément cette ouverture qui me fascine. Pour moi, il en résulte un langage visuel qui ne s’impose pas, mais suggère – et qui, de ce fait, peut toucher bien plus profondément qu’une image purement documentaire.
J’aime photographier ce qui se trouve entre les choses : le fragmentaire, l’éphémère, ce qui semble banal ou insignifiant. C’est justement dans la réduction que je perçois une forme particulière d’expression.
Dans ma pratique photographique, je renonce aussi consciemment à montrer des visages reconnaissables, car le respect de la vie privée et de l’autodétermination informationnelle me tient particulièrement à cœur. Une fois publiées en ligne, les images sont presque impossibles à effacer complètement – je trouve cet aspect très délicat, surtout lorsqu’il s’agit de visages. Le choix de motifs abstraits est donc pour moi non seulement artistique, mais aussi éthique : je ne souhaite pas immortaliser des personnes numériquement sans leur consentement explicite.
Si des visages apparaissent malgré tout ponctuellement sur mon profil Instagram, il s’agit exclusivement de commandes – notamment dans le domaine publicitaire – pour lesquelles les personnes représentées ont donné leur accord formel.
La quasi totalité des sujets de vos images sont des femmes. Comment l'expliquez-vous ? Y a-t-il un lien avec votre activité en tant qu'éducatrice ?
Mes portraits naissent donc souvent de manière très spontanée – parfois par simple ennui, mais souvent aussi à partir de pensées et de thèmes liés à mon travail avec de jeunes femmes. La suicidabilité, l’automutilation, les agressions sexuelles, la colère ou encore les lacunes du système scolaire – tout cela me touche profondément. Dans les moments turbulents de ma vie, la photographie me permet de créer une forme de structure et de mettre de l’ordre dans mes pensées.
Dans ces instants-là, je me tourne vers ce qui m’est immédiatement accessible : moi-même, ma créativité, et mon appareil photo. C’est pourquoi la majorité de mes œuvres sont des autoportraits.
En même temps, j’ai en tête des idées d’images que je souhaite réaliser de manière intentionnelle. Il s’agit souvent de cadrages très intimes du corps, qui explorent la proximité, la vulnérabilité ou l’identité. Il m’est plus facile de réaliser ce type de prises de vue avec des personnes féminines – peut-être parce que je me reconnais davantage en elles, ou parce qu’une forme particulière de confiance et d’ouverture se crée entre nous. Cela n’a donc pas de lien direct avec le fait que je travaille avec de jeunes femmes.
Quel message souhaitez-vous faire passer à travers vos images ?
J’utilise la photographie comme un moyen de rendre visible l’invisible – non pas par la clarté, mais par la suggestion. Ce sont les ambiances, les fragments et les nuances qui m’intéressent – et non ce qui est immédiatement évident.
L’abstraction me permet de développer un langage visuel qui laisse place à l’interprétation et invite les spectateur·/rices à y projeter leurs propres expériences.
Mon objectif est de créer des images qui n’imposent rien, mais qui ouvrent – à l’intérieur comme à l’extérieur.
Techniquement, comment réalisez-vous vos images ? Quel est le processus créatif pour arriver au résultat final ?
Ce qui me fascine particulièrement dans la photographie, c’est le processus créatif. Ce sont la composition, la couleur, la gestion de la lumière, etc., qui m’intéressent. La technique, pour moi, n’est qu’un moyen au service de l’idée – un outil nécessaire pour concrétiser ma vision artistique.
Je travaille avec une grande variété d’appareils : Nikon, Hasselblad, Fujifilm – et parfois tout simplement avec mon téléphone portable. Selon la situation, j’utilise un système de flash externe ou d’autres sources lumineuses que j’intègre consciemment dans mon langage visuel.
À chaque séance photo, j’apporte un sac rempli de matériaux qui peuvent m’être utiles sur le plan créatif : rubans adhésifs colorés, prismes, filtres de couleur, vaseline, bombes fumigènes, feuilles plastiques – et bien d’autres choses encore. Ce que j’utilise concrètement se décide souvent sur le moment, en fonction de l’intuition et de la situation.
La retouche et la finition de mes images se font principalement avec Photoshop.
Souhaitez-vous nous parler d'un projet en préparation ?
Je suis très heureuse qu’au cours de l’année 2025, l’occasion me soit donnée d’exposer mes photographies à Paris. Je ne peux pas encore en dire plus à ce stade.
Un autre souhait qui me tient profondément à cœur est de réaliser une exposition photographique avec mes élèves. Le thème central en serait la santé mentale des jeunes femmes. À travers ce projet, je souhaite contribuer à briser les tabous entourant les difficultés psychiques – tout en offrant aux jeunes femmes un espace dans lequel elles peuvent rendre visibles, par les mots et par l’image, leurs perspectives, leurs inquiétudes et leurs vécus.
Ce que j’espère, c’est qu’elles ne soient pas seulement entendues, mais aussi véritablement vues – en tant qu’individus dotés de force, de profondeur et d’une place légitime dans cette société.