Avec sa précédente série « Souvenir d’un futur » , le photographe Laurent Kronental nous a sensibilisé à la vie des seniors dans les grands ensembles de la région parisienne. Il nous convie maintenant à regarder le monde au travers des hublots des Tours Aillaud dans son nouveau projet « Les Yeux des Tours » qu’il a mené durant 2 ans.
Situées à Nanterre dans le quartier Pablo Picasso, ces 18 tours ont été érigées par l’architecte Emile Aillaud entre 1973 et 1981 et comptent plus de 1600 appartements.
Fasciné par le geste architectural autant que par l’idéal utopiste qui le sous-tend, Laurent Kronental nous invite ici à vivre le bâtiment de l’intérieur. En poussant les portes des appartements des Tours Nuages, il nous en ouvre les fenêtres. Tels des yeux, elles offrent au visiteur le vertige de l’altitude, l’étendue de l’horizon, l’immensité du ciel. La pupille s’abandonne au spectacle sensuel de la ville crépitant sous un ciel embrasé, d’une tour qui émerge dans l’azur velouté du crépuscule, des immeubles qui se découpent nettement au vent frais du levant. Mais la vue n’est pas tout pour ceux qui vivent là. Elle n’est que l’arrière-plan d’une vie quotidienne. Il faut cuisiner, dormir, recevoir, se divertir. Les paraboles, les façades, les touffes d’arbres, les lumières, les routes cohabitent avec les meubles, le réfrigérateur, le lit, la décoration, la télévision.
Depuis toujours, ces tours attirent l’oeil de l’artiste et entraînent son questionnement. Pourquoi ces formes ? Que voit-on de là-haut ? Comment vit-on ici ? Il faut entrer pour le savoir. Partir de l’intimité du foyer pour prendre conscience de son environnement.
Laurent Kronental nous en dit plus sur ce projet au point de vue et à la composition originale dans cette interview :
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Pouvez-vous nous dire quelques mots sur votre série ?
Né en 2015, ce projet prolonge mon étude des grands ensembles en les explorant cette fois de l’intérieur. J’ai choisi pour cela de photographier le quartier des Tours Aillaud et d’illustrer la vie de ses habitants. Fasciné tant par le geste architectural que par l’idéal utopiste qui le sous-tend, je souhaite inviter le spectateur à découvrir l’intimité de l’habitat et retrouver la trace de l’individu au sein de ce grand ensemble exceptionnel. Les Tours Nuages captivent par leurs lignes, leur taille, leurs façades aux mosaïques colorées et leurs fenêtres étonnantes semblables à des hublots. Le hublot est non seulement une fenêtre originale, mais il apparaît aussi comme un œil biface qui observe le monde. Subtile frontière entre l’environnement et le foyer, cet œil nous parle de la société, de l’Homme et de ses aspirations.
Par sa variété de paysages et de lumières, le hublot charme. Mais il inquiète aussi en dévoilant une réalité grouillante et changeante qui étend ses constructions de verre et d’acier sur la nature. Ce spectacle s’incruste dans le quotidien de l’habitant qui tente de consolider son havre de paix par son ameublement et ses objets préférés, recréant ainsi un enracinement personnel. Le hublot crée l’illusion d’un voyage, d’un départ vers le bonheur. Là est la marque de l’espoir initial : offrir autre chose qu’une cité-dortoir aux espaces cubiques.
Un brin de mélancolie
La promesse d’un ailleurs est toujours présente, mais elle se teinte de mélancolie. Car au sommet de ces « tours nuages » conçues pour se fondre dans le ciel, l’homme se cherche des racines. Jadis acteur, visionnaire et enthousiaste, il est devenu spectateur, familier et presque indifférent. Toujours absent des images, il impose néanmoins sa présence obstinée, comme par défense ou par bravade. C’est en ouvrant chaque jour ses rideaux qu’il crée le spectacle du soleil se mirant dans les tours.
L’exaltation s’est estompée face aux réalités : le vaisseau-tour resté à quai a vieilli et l’espoir de changement s’est coloré peu à peu de modestie routinière. Dans les années 70-80, Emile Aillaud avait pu espérer améliorer les relations sociales par son architecture novatrice à une époque où tout semblait possible : voyager sur la lune, avoir son ordinateur personnel, communiquer avec le monde grâce aux réseaux informatiques.
Les Tours Nuages et leur allure hors norme leur donne une force et une magie redoutable. Elles écrasent, mais fascinent, elles inquiètent, mais émerveillent. Elles sont fines et élégantes mais aussi abîmées par le temps, ce temps qui les a rendu anachroniques. C’est cette ambivalence qui m’a tant séduit. Elle a été un des socles de mon envie de réaliser ce projet.
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On pouvait déjà apercevoir les Tours Aillaud dans votre série « Souvenir d’un futur », qu’est-ce qui vous a poussé à les choisir à nouveau pour ce projet ?
Ma première série « Souvenir d’un Futur » s’est focalisée sur les extérieurs des Grands ensembles de la région parisienne dans lesquels j’ai photographié les habitants seniors. Mon objectif y était de projeter le spectateur dans un univers où les derniers témoins seraient les personnes âgées. Je voulais rendre hommage à une génération souvent marginalisée avant qu’elle ne disparaisse, emportant avec elle le souvenir d’une époque. Il m’apparaissait pertinent de lier le vieillissement de ces aînés à celui des ensembles qu’ils ont vu construire. Ce premier projet nous questionne sur la manière dont on imaginait le futur après guerre, un futur rempli d’espoir et de promesses.
Depuis mon enfance, je connais ce quartier proche de Courbevoie où je réside. Jeune, je l’apercevais fréquemment en me promenant. Ces 18 « tours nuages » m’intriguaient et me fascinaient en enrichissant mon imaginaire. Je comprenais pourquoi cette architecture est unique au monde. Je m’y suis rendu pour la première fois en 2011. De 2011 à 2015, j’y ai pris quelques clichés de ma première série « Souvenir d’un Futur ». La cité Pablo Picasso est pour moi l’un des grands ensembles les plus spectaculaires et emblématiques construit pendant les Trente Glorieuses en France.
Dès le départ, j’ai été impressionné par son gigantisme. Les façades m’ont immédiatement subjugué par leur esthétique hors norme rappelant un camouflage militaire énigmatique. J’étais extrêmement attiré par ce quartier singulier qui détonne dans le paysage. Je ressentais aussi la force et la brutalité de ces mastodontes de béton posés tels des vaisseaux ou des fusées. Ce contraste social, urbain, culturel, économique me saisissait. J’avais cette forte envie d’explorer ces tours, de connaître leurs intérieurs, leurs différents visages au gré des saisons et des lumières, leurs habitants, leur histoire.
Des airs futuristes
En 2015, j’ai commencé à visiter plusieurs appartements des Tours Aillaud. Je sentais qu’il y avait là un magnifique potentiel qui n’avait jamais été véritablement exploité. J’étais toujours autant charmé par ce quartier et stupéfait par la forme cylindrique des habitats, leur allure rétro futuriste comme bloquée dans le temps. J’avais la sensation d’être transporté dans un univers de science-fiction me rappelant « Playtime » de Jacques Tati, « Blade Runner » de Ridley Scott ou encore « Brazil » de Terry Gilliam.
Une autre spécificité attirait alors toute mon attention : les fenêtres. De l’extérieur, celles-ci me faisaient penser à des maisons troglodytes aux ouvertures creusées dans la roche. Celles-ci seraient le point d’ancrage de mon nouveau projet. La vue qu’elles offraient me subjuguait. Tant de contrastes se superposaient en un seul et même plan. Contrastes esthétiques, mais avant tout contrastes temporels. Ces fenêtres m’évoquaient le voyage : elles pouvaient représenter le hublot d’un avion, d’une capsule spatiale, le sabord d’un navire, ou encore l’œil du Nautilus de « 20 000 lieux sous les mers » de Jules Verne.
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Pourriez-vous nous parler d’une photo qui vous touche tout particulièrement dans cette série ?
De nombreux moments ont marqué ce projet. Certaines photos me touchent davantage pour diverses raisons. Parmi celles-ci :
J’aimerais vous parler de ce cliché avec la petite télévision, le magnétoscope VHS, le papier peint et les rideaux verts. Une scène tout droit sortie d’un film de Wim Wenders avec cette ambiance colorée et décalée. Lorsque j’ai visité cet appartement appartenant à des personnes âgées, j’ai été très vite captivé par cette pièce. Je ressentais une vive émotion. Tout semblait parfait : le papier peint défraîchi en dessous de la fenêtre en forme de goutte d’eau reliée à une chaîne en fer, les petites chaises d’époque d’enfants en bas, le lit superposé à gauche dont les draps sont assortis à l’ambiance générale. Cette chambre n’avait pas servi à la famille depuis des années. Elle semblait suspendue dans le temps.
J’étais stupéfait par l’atmosphère qui y régnait. La tranquillité, le silence, le contraste entre l’intérieur et l’extérieur, la tour dont on ne voyait ni le haut ni le bas traversait la vitre. Les heures bleues accentuaient la tonalité cyan de la ville. Une impression de cabine de bateau se dégageait. Puis, celle d’être immergé dans un sous-marin. De cette chambre, j’imaginais un monde englouti dont on observerait les vestiges. En arrière-plan, le quartier des Fontenelles. Les lumières des appartements scintillaient et la nuit s’installait. Un des moments que je préfère photographier, entre chien et loup. Au loin, je percevais les bruits de la ville, ses scooters, ses automobiles. La télévision du séjour se faisait soudain entendre. Je mesurais alors la chance d’être là et de pouvoir travailler dans un espace si insolite.
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Avez-vous également réalisé cette série avec une chambre argentique grand format 4×5 ? Si oui, pourquoi ce choix de l’argentique à l’ère du tout numérique ?
« Les Yeux des Tours » est une série typologique qui suit un protocole de travail bien défini. Chaque cliché est réalisé méthodiquement à la chambre argentique 4×5 en format paysage. Ce sont des vues en couleur toujours frontales et centrées en couleur. L’humain y est absent. D’un appartement à l’autre, on retrouve des similitudes et un socle de composition caractérisé par la fenêtre. Le hublot se répète dans une géométrie souvent identique laissant apparaître les détails de la vie des habitants. Cette rigueur de cadrage apporte des contraintes qu’il faut respecter, mais permet aussi de créer un fil conducteur.
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Quel(s) conseil(s) donneriez-vous à un.e photographe débutant.e ?
– Raconter une histoire.
– Construire un fil directeur.
– Suivre ses émotions, ses intuitions.
– Sortir des sentiers battus.
– Suivre sa voie, notre photographie est souvent le reflet de ce que nous vivons.
– S’entraîner à travailler sur une série. Lui donner de la cohérence.
– Délivrer des messages qui nous touchent.
– Être à l’écoute, rester authentique.
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