Il y a encore cinq ans, en Arabie Saoudite, les femmes n’avaient pas le droit de monter sur scène ; impossible de se produire en public, d’occuper l’espace artistique, ou même de s’asseoir aux côtés d’un homme dans une salle de spectacle. Depuis, le paysage social saoudien a entamé une lente mais néanmoins présente transformation.
À travers son reportage photo Dare to be free, la photographe Maud Delaflotte explore dans quelles mesures ces changements affectent réellement la vie des femmes au coeur de la société saoudienne. Des femmes audacieuses qui ont saisi ces nouvelles libertés pour s’émanciper, s’affirmer et investir des territoires longtemps interdits : scène de stand-up, plateau de tournage ou encore réseaux sociaux. Entre rires, luttes et résilience, ses portraits mettent en lumière ces femmes qui redéfinissent ce qu’il est possible de rêver – et de vivre – en Arabie Saoudite aujourd’hui.
Découvrez notre interview exclusive de la photographe Maud Delaflotte.
Qu'est-ce qui vous a inspiré ce projet en Arabie Saoudite ?
Depuis 2016, une brèche s’est ouverte dans les libertés accordées aux femmes, en Arabie Saoudite. Le prince héritier Mohammed Ben Salmane a amorcé une ouverture express du pays dans un virage géopolitique et économique radical. Radical, mais à sa bonne volonté.
Les femmes marchent constamment sur un fil sans être complètement sûres des risques qu’elles prennent pour leur avenir. Toutefois, elles avancent, malgré les idées reçues et les traditions forcément très présentes. Toutes ont leur propre passeport suite à la fin (partielle) de la tutelle masculine, demandé en leur seul nom. Tout ceci était impensable, il y a encore 6 ans.
L’objectif initial était de comprendre l’impact de la fin de la tutelle masculine sur la vie des Saoudiennes. Au-delà de l’obtention du permis de conduire, quelles sont les répercussions lorsqu’on vous dit que vous êtes libre de vous déplacer sans un homme de la famille ? Que se passe-t-il lorsqu’un régime vous permet de faire des choix entièrement nouveaux, si vous n’avez jamais eu la liberté de penser par vous-même ? Comment les jeunes parviennent-ils à s’émanciper dans une société encore largement conservatrice ?
En réalité, seule une fraction des jeunes applaudit ce gain de liberté, beaucoup expriment des inquiétudes quant au fait que les changements érodent les fondements de l’Arabie saoudite. Beaucoup des femmes croisées dans la rue portent le hijab et l’abaya noire. La grande révolution réside dans la mixité. S’adapter à la mixité des spectacles ou des fêtes devient une expérience inédite, révolutionnaire, défiant des décennies d’enseignement sur la stricte séparation des sexes en dehors du mariage.
Une fois ces barrières franchies, la nuit laisse place à une jeunesse plus sophistiquée, aisées, habituée aux voyages, à la recherche de fêtes liées à la créativité de la musique, du cinéma et de la mode.
Comment avez-vous trouvé les femmes qui ont accepté de participer ?
Cela a pris du temps ! Quelques mois pour trouver des femmes qui acceptent de m’ouvrir leur quotidien. Il s’agit encore d’un régime autoritaire, conservateur et répressif où la parole est muselée. Il est encore impossible de parler du régime, de la religion ou du sexe à des étrangers.
Suite à la lecture d’un article dans Arab News, nous avons rencontré Lana, une des première femmes à monter dans la comédie à Jeddah. Elle a écrit une pièce « I am woman » sur son divorce et les violences conjugales. Cette pièce révolutionnaire dans son pays a été jouée seulement une fois.
Les femmes que nous avons rencontrées sont des pionnières. Il y a encore 7 ans (2018), elles n’avaient pas le droit de monter sur scène. Elles ne pouvaient même pas s’asseoir à côté d’un homme dans le public. Et maintenant, Sfanh a été invitée à se produire à Riyad, à Dubaï. Edah est une star de TikTok et Maha est devenue une comédienne reconnue. Nous avons donc voulu donner la parole aux femmes pour illustrer les défis de la coexistence entre tradition et modernité.
Avez-vous rencontré des difficultés lors de la réalisation de ce projet ?
Non pas particulièrement. Les photographies avec un appareil photo professionnel restent interdites sans une autorisation du régime. Il faut donc être discret. Lors d’une visite d’un endroit avec de la foule, on nous a simplement demander d’arrêté de faire des photos et poussées vers la sortie.
Quel accueil avez-vous reçu concernant ce projet documentaire de la part des femmes photographiées ? Avez-vous reçu un accueil particulier, des réactions, de la part d'hommes témoins de votre projet ?
Nous avons été très bien accueillies. La situation est similaire pour les hommes, quoique moins restrictive. Ils doivent aussi respecter des codes vestimentaires et des normes comportementales strictes. Ce changement est aussi une révolution pour eux. Un homme de 30 ans nous a partagé ses premières émotions lorsqu’il a pris pour la première fois un taxi avec une femme qui n’était ni sa femme ni un membre de sa famille. Dès son plus jeune âge, on lui avait appris à ne pas parler aux femmes inconnues. Les mariages arrangés touchent aussi les hommes.
Pourriez-vous partager avec nous l’un des moments les plus marquants que vous avez vécus lors de ce projet, un moment qui vous a particulièrement touchée ou qui a renforcé votre engagement envers ce sujet ?
Elles nous ont toutes confié ce qu’elles faisaient le jour où le régime a annoncé, en 2016, qu’elles pouvaient obtenir un passeport sans l’autorisation d’un homme de leur famille. Une véritable révolution dans leur vie, marquant le début d’un espoir pour la fin de la tutelle masculine.
Cependant, les confessions d’une jeune femme, lorsqu’elle a voulu récupérer son passeport au poste de police, nous ont fait comprendre les limites de cette liberté annoncée. Les pères et les frères ne sont pas toujours prêts à accorder plus de libertés à leurs filles ou à leurs épouses.
Malgré ces avancées, il est important de noter que le système de tutelle masculine persiste dans de nombreux domaines, notamment dans le secteur de la santé et pour certaines décisions importantes comme le mariage. La mise en œuvre effective de ces réformes et leur enracinement dans la société restent des défis majeurs.
En tant que photographe, quel impact espérez-vous avoir à travers ces images ?
L’Arabie Saoudite est un pays encore largement méconnu, un mélange complexe de traditions profondément enracinées et de modernité émergente. Les femmes saoudiennes sont au cœur d’un mouvement silencieux mais puissant pour la liberté. Elles défient les codes traditionnels et les normes culturelles. Bien que des réformes comme l’autorisation de conduire aient été mises en place, des militantes sont encore arrêtées, illustrant la nature arbitraire et contradictoire des décisions prises par les autorités.
Le pouvoir centralisé du prince héritier Mohammed ben Salmane crée un environnement imprévisible, où les annonces de réformes ne correspondent pas toujours à la réalité sur le terrain. Ces dynamiques révèlent une société en transition, mais aussi figée dans ses contradictions. D’un côté, des concerts géants sont organisés sous l’autorité du prince héritier, Mohammed ben Salmane, attirant des foules immenses et des artistes internationaux. De l’autre, les réunions mixtes dans des cadres privés, comme des soirées dans le désert, nécessitent encore des autorisations spécifiques.
Je voulais montrer la complexité de ce pays à travers ces femmes qui osent monter sur scène. Le début, d’une nouvelle ère. L’idée est de monter une analyse de ses dynamiques pour tenter de saisir la réalité de l’Arabie Saoudite aujourd’hui.
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