Alors que le réchauffement climatique devient un enjeu majeur ; le recours aux énergies renouvelables se fait de plus en plus sentir. Mais qu’arrive-t-il lorsque ces « énergies vertes » s’avèrent être la cause de nouveaux problèmes écologiques ? C’est la question que s’est posé le photographe Américain Nick St.Oegger au cours de son voyage au cœur des Balkans.
Parcourant l’Albanie de fond en comble, le photographe nous fait découvrir l’envers du décor à travers des séries photographiques montrant les effets des barrages hydroélectriques dans le pays. Grâce à ses photos de paysage et à ses portraits, vous aurez l’occasion d’admirer la beauté sauvage de la région ainsi que d’y faire la rencontre de ses habitants.
Tout d’abord, pouvez-vous nous en dire plus sur vous et votre parcours ? Comment la photographie est-elle venue à vous ?
Je suis un photographe documentaire basé entre l’Irlande du Nord et l’Albanie ; et mon travail explore la relation entre les gens et les lieux. Au cours des cinq dernières années, je me suis attaché à documenter la campagne de sauvegarde des rivières des Balkans où se trouvent certains des derniers systèmes de rivières à écoulement libre en Europe.
J’ai grandi à Santa Barbara, une petite ville de Californie, entre les montagnes et l’océan Pacifique. Elle est bien connue comme une destination de vacances à la plage ; mais j’ai toujours été plus intéressé et plus à l’aise dans les montagnes. J’étais très proche de mes grands-parents, surtout mon grand-père, qui était un alpiniste, un peu hippie, et généralement un aventurier. Il m’emmenait en randonnée avec lui, m’enseignait la nature, l’importance de la conservation et me racontait des histoires sur sa vie ; les endroits qu’il avait visité et les gens intéressants qu’il avait rencontrés. Cela m’a vraiment fait prendre conscience de l’importance de la nature et de notre environnement ; et j’ai eu envie de raconter un jour des histoires comme les siennes.
La photographie m’est cependant apparue par accident. Mon premier appareil photo était un téléphone portable avec lequel je prenais juste des instantanés de mes randonnées ; j’aimais ça, mais je n’y avais jamais pensé à en faire une carrière. Lorsque j’ai décidé de mes études universitaires, j’ai choisi la philosophie ; et j’avais prévu de faire des études de droit après cela. Ma dernière année à l’université, je me sentais désillusionné par l’idée du droit ; lorsqu’un ami qui savait que je m’intéressais à la photographie, m’a montré un film sur la photographie de guerre. Quelque chose a « tiqué » dans ma tête quand je l’ai regardé, et j’ai su que je voulais être un conteur visuel ; c’était purement instinctif. J’ai donc abandonné mes projets de devenir avocat, et j’ai appris la photographie par moi-même ; j’ai commencé à travailler pour des publications locales et j’ai acquis plus d’expérience sur le terrain.
Comment vous est venue l’idée et l’envie de réaliser ce projet ?
J’ai toujours été intéressé par les Balkans ; mais la seule chose que je connaissais de la région était les guerres et le chaos des années 1990. En 2013, j’ai décidé de faire un voyage dans la région ; et en regardant sur une carte, je suis tombé sur l’Albanie, dont je ne savais rien. J’ai reçu beaucoup de réactions négatives de la part de personnes me demandant pourquoi j’allais là-bas ; que c’était un endroit dangereux ; ou que c’était une perte de temps parce qu’il n’y avait « rien à voir ». D’une manière ou d’une autre, je me sentais vraiment obligé d’explorer ce pays dont je ne connaissais rien ; dont je n’avais aucune image visuelle dans ma tête.
J’ai donc pris une décision de dernière minute pour y aller ; j’ai pris un bus aller simple depuis Athènes, et je suis arrivé au milieu de la nuit. Quand je me suis réveillé le lendemain matin et que je suis sorti, je n’en croyais pas mes yeux. Les montagnes étaient magnifiques ; je pouvais voir des chutes d’eau au loin, des champs verts remplis de moutons et de rivières. Sur ce premier voyage, j’ai été tellement impressionnée par la nature en Albanie et dans tous les Balkans ; et la façon dont les gens étaient encore si liés à la terre, comment ils vivaient si étroitement avec elle ; de cette façon que je sens que nous avons perdu en Occident.
Je savais que je voulais retourner en Albanie pour commencer à documenter le pays ; pour remettre en question les idées préconçues que les gens ont sur cet endroit. Je suis donc rentré chez moi ; j’ai vendu la plupart de mes affaires, j’ai mis mes appareils photo et quelques vêtements dans un sac ; et je suis parti pour l’Albanie
Pouvez-vous m’en dire plus sur la série « La Vjosa : Portraits de vie sur la dernière rivière sauvage d’Europe » ?
En 2016, j’ai entendu parler de la Vjosa dans un article de magazine qui disait qu’elle était l’une des dernières rivières à écoulement libre en Europe ; et qu’elle serait bientôt endiguée. Cela aurait, bien sûr, des répercussions néfastes sur la santé de la rivière, sur l’écosystème et la biodiversité à l’intérieur et autour de la rivière ; et sur la population locale. J’ai donc eu l’idée de lancer un projet retraçant le parcours de la Vjosa du début à la fin ; documenter les paysages, les villages ; et les gens qui vivent avec la rivière afin de créer une trace visuelle de son état naturel et de comprendre la relation que les gens entretiennent avec elle.
J’ai découvert qu’il y avait une campagne croissante pour défendre la Vjosa, et d’autres rivières dans les Balkans, grâce à l’activisme des ONG et des populations locales. En effet, lorsque j’ai commencé à voyager le long de la Vjosa, je n’ai rencontré presque personne qui soit en faveur des barrages. Beaucoup de gens risquaient de perdre leurs terres agricoles à cause du réservoir qui serait créé par les barrages ; et même si on leur proposait de l’argent ou une autre compensation, les gens refusaient de l’accepter. Ils me disaient : « C’est la terre de ma famille, mes parents l’ont exploitée, mes grands-parents l’ont travaillée, pourquoi devrais-je la perdre ? »
Pour tout le monde, même ceux qui ne sont pas pêcheurs ou des guides travaillant sur la rivière ; c’est toujours important pour eux ; c’est une partie du paysage et de l’environnement qu’ils ne peuvent pas imaginer perdre. J’ai été très frappé par la force du lien entre les gens et la rivière ; et leur volonté de se lever pour la défendre.
Je suis ce sujet depuis de nombreuses années maintenant, et j’ai pu voir comment la campagne s’est développée et renforcée. Quand j’ai commencé ce projet en 2017, il y avait très peu de couverture médiatique sur ce sujet ; c’était une sorte de question sans espoir, les barrages seraient construits. Maintenant, en 2022, il y a eu une attention massive des médias internationaux ; Léonardo DiCaprio a tweeté à ce sujet ; la marque Américaine de vêtements et de protection de l’environnement Patagonia est impliquée dans la campagne ; et des procès ont été gagnés pour arrêter deux des grands barrages. Plus récemment, sous cette énorme pression ; le gouvernement Albanais a accepté de commencer à planifier un nouveau parc national qui protégerait la longueur de la Vjosa et ses affluents de toute autre destruction ou développement.
Un livre a été publié à l’issue de ce projet. Quel accueil lui a été réservé (et vous a été réservé) ?
Oui, j’ai publié le livre Kuçedra, en 2018. Le titre est tiré d’une légende Albanaise à propos d’un dragon qui se réveille en cherchant des sacrifices humains et bloque les sources d’eau, provoquant sécheresse et famine. J’ai pensé que c’était une métaphore appropriée pour les barrages.
Il s’agissait de mon premier livre photo que j’ai conçu, édité et publié moi-même ; ce qui a été un processus d’apprentissage intéressant pour faire passer ce projet d’un formant purement numérique, à un livre physique. Mais encore une fois ; il était important pour moi que ce projet vive sous une forme physique pour le conserver comme une trace de l’endroit, à cette époque particulière. J’ai eu de la chance avec mon timing car Patagonia était sur le point de lancer un documentaire qui mettait en valeur la Vjosa et d’autres rivières des Balkans. J’ai donc pu m’associer avec eux pour le soutien du livre, et ils m’ont aidé à le distribuer aux membres du Parlement Européen, et d’autres parties prenantes importantes qui étaient en mesure d’avoir une certaine influence sur les décisions politiques en Albanie. En ce sens, le livre était en quelque sorte, ma contribution à l’activisme.
Cependant, en tant qu’œuvre d’art, j’ai également reçu des retours très positifs de la part de nombreux Albanais qui ont acheté le livre et qui n’ont pas l’habitude de voir des images de leur pays comme celles-ci, qui montrent la beauté des paysages et des gens. C’était encourageant de recevoir des messages et des emails de personnes qui l’avaient acheté, me remerciant d’avoir montré cette partie positive de leur pays, et de m’avoir donné l’occasion d’en parler et d’aider à essayer de la préserver. C’était important pour moi car j’ai l’impression que ce travail s’adresse autant aux Albanais qu’à un public international ; je veux que les gens apprécient ce qu’ils ont dans leur pays.
Vous avez également sorti un second projet intitulé « La Complainte des Montagnes », comment ces deux séries se complètent-elles ?
Il s’agit d’un projet de suivi sur lequel j’ai travaillé tout au long de l’année 2019. Il est centré sur les bergers nomades des hautes terres (Malësorë) dans la Vallée de Kelmend, au nord de l’Albanie. Kelmend est une partie incroyablement belle et isolée de l’Albanie, et l’une des zones présentant la plus grande biodiversité d’Europe. Comme partout ailleurs, de nombreux petits barrages hydroélectriques sont construits sur les rivières de la région où l’eau est détournée vers des canalisations qui l’acheminent vers une centrale électrique.
Cela affecte, bien entendu, l’approvisionnement en eau des populations rurales qui sont incroyablement pauvres et dont la survie dépend essentiellement de l’agriculture et des travaux agricoles. Les Malësorë vivent incroyablement près de la terre et ont des siècles de connaissances sur la façon de l’utiliser de manière durable. Les bergers voyagent avec de grands troupeaux d’animaux sur plus de 100km ; et les emmènent en été dans les zones alpines où ils peuvent brouter de l’herbe fraîche et rester à l’abri de la chaleur ; puis retournent dans les basses vallées pour la saison froide de l’hiver. C’est un mode de vie qui est très en phase avec la nature.
J’ai pu passer du temps avec une ou deux familles de bergers tout au long de l’année. Je les ai suivis lors de la transhumance quand ils emmenaient les moutons en haute montagne ; et j’ai vécu avec eux dans leur abri temporaire, en voyant comment la famille entière est impliquée dans le processus, même les enfants qui prennent déjà des responsabilités à un si jeune âge. Si mon projet avec la Vjosa consiste à documenter un endroit spécifique qui serait affecté par l’hydroélectricité ; ce projet visait davantage à documenter un mode de vie, une culture et une identité qui sont en danger ; et en ce sens, je pense que les deux projets sont liés car j’essaie de montrer à mon public ces choses magnifiques et naturelles qui existent mais qui sont menacées.
Pour votre série « Le Grand Impact de l’hydroélectricité à petite échelle » ; vous avez utilisé des drones pour photographier ces installations ; y’avait-il un raisonnement politique derrière cela ?
Ce projet est le troisième maillon de la série, montrant la destruction. En 2021, je me suis associé avec EcoAlbania, une ONG locale qui m’a chargé de documenter les effets des barrages hydroélectriques dans le pays. Je savais dès le départ que j’utiliserais un drone, parce que je pense que c’est la seule façon de voir correctement la dévastation qui est causée et les effets étendus ; non seulement sur l’eau de la rivière, mais aussi sur les paysages environnants.
Même en travaillant sur ce sujet pendant plusieurs années, je n’étais pas préparée à ce que j’ai vu dans certains de ces endroits reculés. Des zones magnifiques, même dans les parcs nationaux, étaient complètement marquées par la construction de barrages. Une image en particulier montre cette étonnante vallée, dans la région de Dibra, près de la Macédoine du Nord ; où trois rivières sont devenues presque complètement sec. Les forêts ont été complètement rasées par les engins de construction, des routes rudimentaires taillées dans les flancs des montagnes. Et tout cela se passe dans des régions éloignées du pays qui ont encore une nature sauvage ; ou dans des endroits où vous ne voyez pas nécessairement les barrages depuis la route principale. Il faut être en hauteur pour voir ce qui se passe.
Alors oui, il y avait un peu d’élément politique derrière tout ça. On nous dit si souvent que l’hydroélectricité est une « énergie verte » ; et tout cela est vendu comme étant bon pour l’environnement parce qu’elle est renouvelable. Mais avec ces images, j’ai essayé de montrer comment l’hydroélectricité a le potentiel de détruire l’environnement que nous essayons, apparemment ; de protéger.
Quel message voulez-vous faire passer ?
Ces trois projets ont tous été tournés en Albanie, mais mon intention est de mettre en lumière ce problème à l’échelle mondiale ; de sensibiliser les gens à la fragilité des environnements d’eau douce et à quel point la biodiversité et les gens qui les utilisent sont menacés par de grands projets d’infrastructure comme les barrages hydroélectriques. Dans de nombreux cas, l’énergie générée par ces projets ne profite même pas aux personnes qui vivent à proximité ; d’autres formes d’énergie renouvelable comme l’énergie éolienne ou solaire, n’ont pas été prises en compte.
Je pense que nous en sommes à un point où nous devons définitivement repenser notre utilisation des combustibles fossiles et de la production d’énergie au niveau mondial. Mais il faut être conscient de le faire de manière responsable. Je ne crois pas qu’il faille nuire à l’environnement pour le « sauver ». Malheureusement, c’est exactement ce qui se passe avec beaucoup de projets de barrages hydroélectriques dans le monde entier.
Y-a-t-il des moments spécifiques, durant toutes ces années passées sur ce projet, qui vous ont particulièrement marqué ? Une anecdote particulière ?
Il y en a beaucoup ; mais il y en a un en particulier lorsque j’ai terminé la transhumance avec les bergers du nord de l’Albanie en 2019 ; en marchant plus de 60km à travers les montagnes avec 300 moutons. Il y a eu ce moment surréaliste où nous marchions sur une partie d’une route nouvellement pavée ; et il y avait des gens dans une Mercedes Benz 4×4 toute neuve qui étaient complètement bloqués par tous les moutons sur la route et très frustrés ; mais ils ne pouvaient rien faire d’autre qu’attendre. C’était un tel choc de différentes cultures, de différentes périodes.
Passer du temps avec les bergers là-bas a vraiment mis en évidence le fait que leur mode de vie a peu changé ; oui il y a plus de technologie maintenant ; mais ils vivent toujours cette existence simple, vivant toujours avec la terre, prêtant une attention particulière au temps, aux saisons, comptant les uns sur les autres pour l’aide et la communauté ; et totalement indifférents à ce qui se passe sur Tik Tok, ou Instagram. C’était juste vraiment important d’être avec ces gens, de voir à quel point les rivières et la terre sont importantes pour eux ; et comment ils les utilisent dans leur vie.
Quelle est votre vision de l’avenir ? Avez-vous encore de l’espoir face à la dégradation massive de l’environnement ?
Je suis plus optimiste aujourd’hui que lorsque j’ai commencé à travailler sur ce projet. Comme je l’ai mentionné, il a été très intéressant de suivre cette campagne année après année ; et de voir les succès qui se produisent non seulement en Albanie ; mais aussi dans d’autres pays des Balkans. Vous voyez comment le succès d’une communauté se répercute sur la suivante ; comment ces organisations dans les différents pays communiquent, soutiennent leurs causes respectives, partagent des notes, etc. Et je veux dire, juste en prenant l’exemple de Vjosa en Albanie ; le gouvernement semble à présent, s’être engagé à le protéger enfin, ce qui était impensable il y a cinq ans.
Je pense qu’il y a beaucoup de choses à célébrer, et beaucoup à apprendre en étudiant ce sujet dans les Balkans, et cela me donne l’espoir qu’il est possible de protéger les rivières ; ou d’autres lieux naturels importants qui sont menacés dans d’autres parties du monde.
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