À travers sa série photo Les Rochers Fauves, le photographe Clément Chapillon nous invite à nous interroger sur la notion d’isolement mental et géographique. Son magnifique projet documentaire nous transporte sur l’île d’Amorgos située en mer Égée.
La série tire son nom d’un passage de « La Grèce d’aujourd’hui » de l’écrivain et archéologue français Gaston Deschamps, paru en 1892. Une partie de cet ouvrage est consacrée à Amorgos.
Après une sortie début juillet 2022 dans le cadre des Rencontres d’Arles, une soirée de lancement du livre Les Rochers Fauves de Clément Chapillon aura lieu le jeudi 8 septembre à Paris chez Dunes Editions.
À cette occasion, nous sommes partis à la rencontre de Clément Chapillon pour en savoir plus sur ce projet.
Pouvez-vous nous en dire plus sur votre parcours ? Comment la photographie s’est-elle présentée à vous ?
Je vis à Vauvenargues dans un petit village du sud de la France entre Aix en Provence et Marseille, mais j’ai gardé un atelier avec d’autres photographes à Paris Belleville (Carré Bisson) et je gravite entre ces deux lieux.
J’ai commencé la photo à l’adolescence mais j’ai tout arrêté il y a 6 ans pour en faire mon activité unique. Je suis reparti sur les bancs de l’école aux Gobelins et j’ai initié une nouvelle série photographique « Promise Me a Land » sur le lien à la terre entre Israéliens et Palestiniens. Je l’ai terminé 2 ans plus tard et ce projet a été fondateur dans ma nouvelle vie photographique. Il a été primé dans des festivals et a été exposé dans plusieurs institutions. J’ai eu le prix Leica à Arles et j’ai publié livre de la série avec les éditions kehrer. Bref, la série à suscité un vrai engouement et ça m’a motivé à ne pas en rester la.
J’ai présenté un nouveau projet à la fondation des Treilles sur un sujet plus personnel : l’insularité Méditerranéenne. Ils ont été séduits par « Les Rochers Fauves » et m’ont nommé lauréat de la bourse et de la résidence à la photographie. 3 ans plus tard, ce nouveau projet prend forme avec une exposition chez Polka et un livre qui est sorti fin juin avec les éditions Dunes.
Comment vous sont venues l’idée et l’envie de réaliser la série Les Rochers Fauves ?
C’est une île que j’ai découvert il y a une vingtaine d’années, j’étais jeune et je me baladais d’île en île en mer Égée. Mais Amorgos, j’y suis resté plus longtemps et surtout, j’y suis retourné quasiment tous les ans comme une sorte de pèlerinage. Je m’y suis senti bien et j’y ressentais des choses que les autres îles ne pouvaient pas m’apporter. Les rapportes humains étaient tout de suite différents, plus profonds et plus denses.
L’île est très éloignée et assez pauvre, elle n’est pas très carte postale, c’est ce qui l’a épargné du tourisme de masse et qui a préservé son identité et ses traditions. Au fur et à mesure, je me suis lié d’amitié avec plusieurs iliens et après un sujet aussi compliqué et lourd que le territoire Israélo-Palestinien, j’avais envie de raconter une histoire plus poétique et personnelle sur le lien à la terre de ce petit rocher perdu en mer.
Comment avez-vous construit votre série Les Rochers Fauves ? Pouvez-vous nous en dire plus sur la page 225 de l’ouvrage « La Grèce d’aujourd’hui » ? Aviez-vous déjà l’envie et l’idée de faire cette série avant de découvrir ce livre ?
J’ai découvert ce livre en faisant des recherches bibliographiques et il fait parti des rares témoignages historiques sur l’ile. L’histoire de l’île est essentiellement connu par les traditions orales mais très peu ont fait l’objet d’écrits. Le livre de Gaston Deschamp « la Grèce d’aujourd’hui » constitue une source très riche sur l’ile du 19ème siècle. Et au sein de ce passage d’une trentaine de pages, j’ai découvert une page qui pour moi véhiculait toutes les émotions contradictoires sur l’insularité, justement avec cette porosité entre le réel et l’imaginaire.
J’ai eu envie de jouer avec cette page et de l’utiliser dans mon propre récit visuel pour faire des échos aux émotions insulaires ; un peu comme des portes d’entrées sur l’île. J’ai recouvert en blanc la page ; un peu en référence à cette chaux qui recouvre les villages, une peinture qui devient une écume sur cette page ; et qui laisse des mots qui forment des sortes de haïkus, comme un palimpseste que l’on récrit sur le passé.
Comment la rencontre avec les habitants s’est-elle passée ? Quelle a été votre démarche pour être accueilli dans leur intimité ?
Cela fait plus de 20 ans que je vais sur cette île ; donc avant même de commencer cette série ; je connais donc assez bien certains iliens. L’âme grecque est très ouverte et accueillante et c’est encore plus exacerbé sur l’île ou les gens accueillent avec bienveillance les étrangers venus sur l’île. Il n’est pas trop dur de s’attacher aux gens.
Après tout est une question de temps passé sur l’île, de moment partagé. Les gens se rendent vite compte que j’interviens avec une démarche sincère et que l’on s’intéresse sincèrement à eux.
J’ai travaillé sur les iliens de naissance qui pour certains n’ont jamais quitté l’île, mais aussi des iliens d’adoption qui sont venus s’y installer délibérément et qui y vivent encore.
C’est très lourd pour certains qui m’ont dit que l’ile est comme un « piège à mouche » ; on ne peut plus y repartir et on reste collé à ses falaises et l’azur infini de sa mer. Certains vivent mieux que d’autres cette insularité, notamment ceux qui avaient l’habitude de l’isolement et qui vivaient déjà éloignés de tout dans les montagnes de Pyrénées par exemple. Le mot isolé signifie « prendre la forme d’une île ». Si l’on n’accepte pas l’isolement, aucune chance de pouvoir rester à l’année sur ce minuscule territoire cerné par les eaux. D’ailleurs, on y échoue souvent car on dit quelque-chose, on arrive jamais sur cette île par hasard, il y a une quête d’absolu et parfois même une envie de se cacher. L’île peut nous apparaître comme un lieu de « déréliction », oublié des dieux malgré les icônes partout présentes sur les murs.
Vous écrivez : L’île rapproche les êtres et pourtant je peux m’y sentir très seul. Quand je n’y suis pas, elle me manque. Mais je sais qu’elle est aussi un délicieux piège où l’on peut s’ennuyer éternellement. Qu’est-ce qui vous manque précisément de l’île quand vous n’y êtes pas et qui vous attire tant à elle ?
C’est une relation très paradoxale. Tout le monde adore cette île qui s’apparente presque à un éden terrestre, mais en même temps, on a envie de s’en échapper tout le temps. C’est cette polarité presque mythologique que j’essaie de raconter, une dualité inhérente chez nous les habitants. Pour moi, on ne peut pas construire un récit sur l’insularité sans emprunter au registre imaginaire et poétique puisque quand on est sur l’île, on est tout le temps face à soi-même, plonger dans nos rêves et nos pensées profondes. C’est justement ce qui m’a fascine sur l’île, cette sensation de se sentir loin, ailleurs, presque dans un autre monde.
Je reste avant tout un photographe documentaire car je traite avec le réel. Je travaille en lumière naturelle, je raconte une histoire aussi topographique de ce lieu. Mais c’est en se tenant à la lisière entre le réel et la poésie que j’arrive à réellement transmettre quelque-chose sur cette île. Dès le titre, « Les rochers fauves », on ressent la couleur splendide de cette roche ; mais aussi la métaphore « prédatrice » de l’île, une île qui nous hante, qui nous possède, qui nous obsède. Un espace géographique, mais aussi un espace mental, l’île est est en nous même si on n’y est plus physiquement.
Vos photos reflètent une certaine solitude et un isolement, que pouvez-vous nous dire sur ces sentiments ? Les ressentez-vous particulièrement lors de vos voyages sur cette île ?
J’ai parfois marché des heures durant et croisé personne. On a l’impression de marcher il y a 2000 ans, et je reposais à la phrase d’Henry Miller : « le voyage en Grèce est ponctuée d’apparitions ».
L’isolement que l’on ressent la-bas modifie en profondeur notre relation au temps, à l’espace, au sacré et à la religion, aux relations humaines et animales et évidemment à l’imaginaire. Je sais donc quels sont les ingrédients importants de mon récit. Mais pour autant, je ne sais jamais à quoi va ressembler la série quand je l’initie. Je suis très intuitif, je me laisse guider par les rencontres et les émotions et au fur et à mesure, c’est l’expérience vécue qui prime et les pièces du puzzle s’emboitent progressivement.
Lancement du livre de Clément Chapillon « Les rochers fauves » jeudi 8 septembre à partir de 18h
Dunes Editions 33ter rue Doudeauville 75018 Paris
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